Atelier pour l’autogestion 7 : Culture, institutions, droits : des articulations et ruptures nécessaires pour une démocratie autogestionnaire. C Samary
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FSE 2003 - Atelier pour l’autogestion
CULTURE, INSTITUTIONS, DROITS :
DES ARTICULATIONS ET RUPTURES NÉCESSAIRES POUR UNE DÉMOCRATIE AUTOGESTIONNAIRE
CATHERINE SAMARY
http://www.atelierspourlautogestion.org/
Le texte que Michel Fiant nous a proposé pour introduire les débats de cette rencontre conclut sur l’idée que les institutions et les droits sont « un aspect important, mais second ”, par rapport au développement d’une « praxis, d’une culture autogestionnaire ». C’est un point d’accord possible, substantiel s’il s’agit de souligner le sens profond des mouvements « autogestionnaires », formes d’auto-organisation dont la diffusion large peut irriguer et transformer la société toute entière. Il n’y a pas de projet émancipateur sans une telle dimension. Les limites de cette « culture » sont certainement à la racine des échecs passés, autant que son déploiement conditionne des succès à venir. Mais c’est aussi un jugement discutable qui est sous-tendu dans son texte par une présentation à mon sens unilatérale des potentialités émancipatrices offertes par le capitalisme actuel. De façon générale, qu’il s’agisse des résistances dans/contre le système, de l’explication des échecs passés, ou de la mise en œuvre de nouveaux projets autogestionnaire, je voudrais au contraire souligner, en peu de temps et d’espace, l’importance des droits et institutions pour que se déploie la libre initiative... ou au contraire pour comprendre les obstacles dressés par les régimes oppresseurs (qu’ils soient capitalistes ou se réclament du socialisme) contre les mouvements émancipateurs qui pourraient/ pouvaient les subvertir.
« Le mauvais capitalisme chasse le bon » a écrit quelque part Robert Boyer : il tirait les leçons de ses propres espoirs illusoires que de la crise capitaliste des années 1970, et de l’essoufflement (du point de vue capitaliste) du taylorisme et du fordisme, émergeraient de nouveaux modes de régulation incorporant les aspects les plus progressistes des « modèles » japonais et rhénan - avec leur appel à la qualification et à la sécurité de l’emploi comme mécanismes d’amélioration de la qualité et de la productivité. Tout cela recouvre des droits de propriété protégés par des institutions qui se sont mondialisées et font obstacle à toute transformation de l’autogestion « en culture », ou bien qui enserrent ces cultures partielles dans des champs clos. Autrement dit, il est juste et fécond comme le propose Michel Fiant de rechercher les potentialités nées dans le capitalisme actuel et qui en saperont la force en étant autant de points d’appui pour « penser » et vouloir une autre société. Mais il faut mesurer l’ampleur des obstacles qui se dressent sur ce cheminement. La « flexibilité » imposé du « temps » qui divise et rend précaires les rapports de force collectifs, la distance entre les proclamations de libertés et droits et la réalité des exclusions ; le nombre croissant de travailleurs pauvres au niveau de vie indigne rendant les luttes difficiles ; mais aussi la puissance des institutions de cette mondialisation - des multinationales, aux organisations financières et commerciales, en passant par l’OTAN et l’Union européenne elle-même, comme vecteur du nouvel ordre productif régressif, alors que les forces syndicales ont été largement intégrées à cet ordre ou encore incapable d’y résister à l’échelle requise.
Penser les potentialités sans mesurer tous ces obstacles, c’est s’aveugler sur les ruptures « de système » nécessaires pour que puisse se déployer une mobilisation « auto-gestionnaire » digne de ce nom, capable de subordonner l’économie aux décisions et choix humains démocratiques. Certes, on peut s’entendre, contre toute logique d’une simple attente du « grand soir », sur le caractère essentiel d’une ‘« culture » autogestionnaire avant même qu’elle ne puisse se consolider par un changement de pouvoir - mais aussi pour que le nouveau pouvoir ne dégénère pas. L’expérience brésilienne de Porto Alegre montre à la fois l’importance d’une accumulation d’expérience d’auto-organisation dans les quartiers avant que ne mûrissent les conditions d’une majorité locale impulsant la nouvelle expérience de budget participative ; elle souligne les marges possibles d’apprentissage dans/contre le système. Mais là aussi surgit très vite le rôle clé des institutions et des droits, soit dans le sens de la conquête et de l’extension des formes de gestion participative démocratique (rôle du Parti des travailleurs... utilisation de diverses formes d’institutions pour permettre le débat et la circulation des projets, etc.) ; mais aussi, en sens inverse pour limiter l’extension de ces formes : rôle de l’Etat au plan fédéral (des contraintes budgétaires et légales imposées) - et au-delà, rôle du FMI et de ses pressions pesant sur le gouvernement actuel.
L’expérience des ruptures avec le capitalisme et de la Yougoslavie autogestionnaire prolonge les mêmes réflexions, dans un sens dual. D’un côté, on ne peut comprendre les sources de la victoire anti-fasciste et de la résistance des partisans titistes à Staline sans mesurer la force de la mobilisation populaire dans la lutte anti-fasciste, les fonctions de dualité de pouvoir des comités de libération nationale. De l’autre, on ne peut comprendre ni l’extension de cette auto-organisation, ni ses limites, sans mesurer le rôle institutionnel du Parti communiste et de l’armée. De même dans les réformes qui verront l’introduction de différents systèmes d’autogestion : on peut, à chaque étape souligner les mouvements et contradictions surgis d’en bas, suscitant les réformes d’en haut [14]. Mais à nouveau, le rôle de l’Etat et du parti, des institutions économiques et juridiques - donc les droits reconnus et limités vont contenir l’expérience autogestionnaire dans des limites étroites, tout en la stimulant partiellement. A nouveau une analyse qui omet l’articulation entre « culture », institutions et droits - répression, expérience et conscience - passe à côté de l’essentiel.
Si l’on tire le bilan des autres pays dits socialistes, loin de toues vision fataliste du passé, on doit souligner la réalité des bifurcations possibles que furent les grandes mobilisations s’engouffrant dans les failles de l’appareil d’Etat-parti pour réduire l’écart entre droits proclamés et réalité - et la répression/ canalisation bureaucratique de ces mêmes mouvements par les institutions « réellement existantes », en 1956 (Hongrie, Pologne, Chine), en 1968 (Tchécolovaquie, Yougoslavie, Pologne), tournant des années 1970 en Pologne...
En bref, derrière le double échec du passé dit socialiste et d’un capitalisme dont les prétentions d’efficacité et de démocratie sont chaque jour démenties, il y a l’oppression et la révolte des êtres humains. Le projet autogestionnaire est possible et nécessaire car on peut cerner dans l’histoire réelle des deux systèmes du XXe siècle, des moments clés de montée des aspirations autogestionnaires et contestatrices - au tournant des années 1960 avec la France, le Mexique, le Portugal, le Chili... mais aussi la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, la Pologne... On a vu de part et d’autre, la répression et le démantèlement de ces contestations à la fin des années 1970, suivi par l’offensive néo-libérale et impérialiste dans le monde, enfin le basculement des sphères dirigeantes des appareils communistes et syndicaux vers les privatisations maffieuses. C’est bien l’étouffement des aspirations les plus progressistes qui a marqué l’échec des pays dits socialistes autant que la crise capitaliste des années 1970- et à nouveau, après plus de 20 ans de « réponses » néo-libérale, la crise de légitimité du consensus de Washington. Il y a donc bien un enjeu de rapports de forces et de « politique » au sens le plus complexe face à des résistances de la part de pouvoirs socio-politiques dominants. Il n’y a aucune raison de penser malheureusement que le « nouveau capitalisme » dresse et dressera moins d’obstacles au déploiement de mouvements émancipateurs et subversifs - même si « le besoin » d’un autre monde, d’un autre ordre social possible, est de plus en plus évident.
Résistances altermondialistes, droits et institutions
La globalisation croissante des résistances va devoir de plus en plus chercher des réponses aux problèmes rencontrés : la dialectique des mobilisations et de la conquête de droits, reposera à chaque étape l’enjeu des institutions : celles qu’il faudra remettre en cause et celles qu’il faudra transformer radicalement ou inventer pour subordonner l’économie à des choix humains, à des critères écologiques et sociaux. Du local au planétaire, en passant par le « national » et le régional, il faudra bien inventer la manière d’assurer une cohérence de droits sociaux et démocratiques, individuels et collectifs, à différents niveaux où les décisions prises seront les plus efficaces - du point de vue des populations concernées. Si les mots sont discrédités, les droits universels reconnus dans le contexte d’un autre rapport de force, ne le sont pas ; mais ils sont désormais soumis à de majeures régressions. Dans une « démocratie » de fait censitaire et oligarchique le système développe les inégalités sociales, de genre, de nations, sans être même plus prêt à satisfaire les besoins élémentaires (l’accès au logement, à l’eau, aux connaissances, à l’éducation, aux transports, à la culture...). Ce qui fait débat : c’est l’articulation élus/mouvements extra-parlementaires, constituante /auto-organisation populaire qui a manqué dans toutes les révolutions qui ont échoué. La démocratie radicale sera la force de la révolution à venir - ses insuffisances ont été la faiblesse de celles du passé. Y compris pour protéger des conquêtes issues de la démocratie : le bilan des expériences comme celle du Chili d’Allende, montre qu’au sommet des mobilisations populaires en faveur de la satisfaction des besoins fondamentaux, il faudra à la fois cristalliser dans une nouvelle Constituante la légitimité des droits humains reconnus et défendre les conquêtes révolutionnaires par l’extension radicale de l’auto-organisation de masse : il faut rendre difficile, coûteuse une répression frontale. Il faudra propager et rendre attractifs les nouveaux acquis, tendre à les populariser notamment vers les populations des pays dominants : c’est là (aux Etats-Unis en premier lieu, dans les pays de l’alliance atlantique) que la contre-révolution doit être rendue illégitime et désarmée, politiquement.
Le mouvement altermondialiste qui se développe exprime des exigences fondamentales pour un projet autogestionnaire, sans avoir forcément la possibilité ou la volonté de nommer les adversaires ou les buts avec des mots tels que capitalisme ou socialisme que l’histoire a brouillés. Mais dans les faits, dans les valeurs, dans les procédures, ce qui est fondamentalement porté par ces mouvements, sont des idées simples et subversives : l’économie recouvre des choix de société ; le profit et le marché ne sont pas des réponses efficaces à la satisfaction de besoins fondamentaux et de droits universels ; ni le marché, ni les Etats, ni les experts ou les partis ne doivent remplacer le rôle clé des choix individuels et collectifs de priorité et valeurs à mettre au cœur des institutions et des droits défendus...
Cela ne veut pas dire que l’on n’a pas besoin d’un certain marché, d’une certaine monnaie, d’un certain Etat, de partis politiques et de syndicats, d’institutions économiques... mais ils doivent être des instruments de la démocratie et du jugement direct des êtres humains, et non étouffer ceux-ci.
Une autre notion fondamentale qui progresse est celle de « biens universels », faisant partie du patrimoine (de la propriété) de la planète et que l’on doit effectivement gérer et s’approprier de façon universelle. En font partie la science, les acquis de la connaissance, l’eau, la planète elle-même et sa nature. Leur sont associés des droits universels, qui doivent être gérés sans la dictature des critères de profits et de marché que l’on veut nous imposer dans la construction européenne. Il faut donc des moyens institutionnels pour protéger et gérer ce patrimoine et l’étendre pour le bien de tous, en fonction de droits collectifs d’en bénéficier. Les alternatives à inventer sur ce plan, ne relèvent pas d’une simple « culture » d’autogestion, ni de réponses évidentes. Et il serait trop facile, mais malheureusement inefficace, de dire qu’il suffit de détruire tout ce qui existe, et de s’en remettre à la spontanéité de l’auto-organisation éclatée.
Le mouvement réel des luttes inventera bien des possibles, et nulle avant-garde auto-proclamée n’a de « vérité » à imposer. Mais la mise à plat et la confrontation des projets alternatifs et de leur évolution, tirant les leçons des expériences accumulées et des échecs est aujourd’hui essentielle. Elle impose de mettre l’accent sur les responsabilités politiques de partis et Etats qui ont sciemment brimé et réprimé les mouvements d’émancipation, et de réfléchir aux moyens (en termes de droits reconnus et d’institutions) pour préserver au contraire la pérennité de tels mouvements. Cela concerne tous ceux et celles pour qui le capitalisme n’est pas la fin de l’histoire. Rendons hommage à Rosa Luxembourg, qui, dès 1918 avait critiqué la suppression par les bolcheviks des formes de représentation parlementaire et la limitation du pluralisme - sans pour autant remettre en cause la portée des soviets et conseils ouvriers ou de quartiers. Il y a une réflexion très importante à mener sur la combinaison des formes de démocratie participative et représentative avec la subordination des exécutifs aux élus et le contrôle des élus par la société, avec la prise en compte des liens complexes dans nos sociétés entre l’individuel et le collectif, exprimant les diverses facettes des individus et de leurs aspirations. Il faut également intégrer au débat la lutte consciente contre les risques de bureaucratisation (comme une certaine rotation des tâches, la formation et la remise en cause des privilèges de fonction, le non cumul des mandats, la distinction partis syndicats, la discussion sur les écarts de revenus, etc.). La culture, les aspirations autogestionnaires seront rendues crédibles ( donc plus durable et profonde) par leur enracinement dans des droits reconnus, une autre organisation du temps de travail, de formation et de loisir incluant le partage des tâches ingrates ; l’ensemble doit permettre l’exercice réels de ces droits assortis de moyens financiers et de supports technologiques et médiatiques pour assurer la circulation des informations et des débats, combiner décentralisation et coordination [15]...
Mais sans rapport de forces social et politiques, tout cela restera débat en chambre, utopique au sens d’impossible. Alors que « l’utopie réelle » est nécessaire contre le désordre mondial et ses régressions sociales. Une utopie, au sens de ce qui n’existe pas (encore) mais que le mouvement social (« le mouvement des mouvements », dans sa diversité) perçoit comme possible à partir du réel. Une utopie qui peut se réaliser si ces mouvements trouvent les formes politiques (au sens riche et large du terme) de leur expression et les moyens de cristalliser les droits auxquels ils aspirent...