Atelier sur l’autogestion 10 : Sur l’actualité de l’autogestion. P Zarka
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FSE 2003 - Atelier sur l’autogestion
SUR L’ACTUALITÉ DE L’AUTOGESTION
PIERRE ZARKA Animateur de l’Observatoire des mouvements sociaux
http://www.atelierspourlautogestion.org/
Je prendrais le point de vue des organisations politiques revendiquant la transformation révolutionnaire de la société et négligeant la dimension autogestionnaire que celle-ci appelle. Il y a incontestablement une peur devant la perte de pouvoir, pas obligatoirement dans un sens inavouable mais dans un sens de perte de contrôle de la situation que cela suppose. Et cette peur découle d’un défaut d’analyse quant à l’obstacle que représente cet accaparement de pouvoirs au regard de ce que devient la société.
Pendant l’essentiel de l’histoire de l’humanité, les conditions de production des biens matériels ont reposé essentiellement sur la force musculaire et la dichotomie entre travail de conception et travail d’exécution. Cela a favorisé une matrice pour une dissociation entre direction et exécution. Nombre d’historiens, se réclamant du marxisme comme le britannique Perry Anderson considèrent que, sans bien évidemment en faire une vertu, les rapports de domination ont joué un rôle dans la mobilisation nécessaire à certains stades de développement de la société. Par exemple, ce ne sont pas les contrées qui ont le plus longtemps résisté au servage qui se sont par la suite, le plus développées.
Pour aller vite, disons que là où tout change aujourd’hui, c’est que la matière grise et les différentes facettes de la personnalité notamment les capacités d’initiatives individuelles et de mise en relations deviennent des forces productives. La révolution scientifique et technologique, informationnelle entraîne une intellectualisation croissante du travail. Mais ce phénomène ne se limite pas à la qualification. Il a de profondes conséquences : la part de choix à faire, c’est-à-dire de décisions à assumer, la part d’initiative et de prise de responsabilités se sont accrues même pour le travail ouvrier.
Allons au plus vite, de plus en plus, le travail requis fait appel à toutes les caractéristiques de l’individu, y compris psychiques, comme ne témoigne d’ailleurs la politique managériale des entreprises ou les entretiens d’embauche. Lors de ces derniers, il est clair que tous les candidats ont la même qualification, et, au-delà des aspects d’intégration, la différence se fait sur les capacités à faire face à l’imprévu, l’esprit d’initiative, la capacité à créer des liens avec d’autres métiers qui ont un autre langage, etc. .Autant de caractéristiques acquises « hors travail » et « hors études ». Il y a là, de fait, la reconnaissance d’un accroissement du rôle de l’individu, de l’unité de son activité et de son autonomie comme facteur d’efficacité. Jean Gandois autrefois président du CNPF, qu’on ne peut qualifier de subversif, a écrit sur les limites du taylorisme et plaidé pour sa transformation en atelier flexible « permettant au métier de mieux pouvoir s’exprimer ». Les parts de conception et d’exécution s’entremêlent de plus en plus. Le recours à la politique managériale, ce qu’ont été « les cercles de qualité » et les tentatives qui leur ont succédé est de manière non avouée, la reconnaissance non seulement que l’on ne mobilise plus les énergies sur la base de et de la dépossession, mais qu’il existe -sans vouloir plagier Raffarin- un savoir « d’en bas », dont les décideurs ne peuvent se passer.
La notion d’expert est de plus en plus contestée lorsqu’elle est affirmée au détriment d’une intervention plus collective. Cela ne veut pas dire qu’aucune dissociation n’est maintenue, mais elle est moins due à l’évolution des forces productives qu’à la manière dont le capitalisme réadapte sans cesse ces dissociations, nourrit un néo-taylorisme souvent au détriment de la qualité du travail aux dires même de la littérature patronale.
Cette réalité favorise de nouvelles attentes concernant les rapports entre individu et collectif et stimule le désir de créativité qui existe en chaque individu en l’exploitant, dans les deux sens du terme, c’est-à-dire aussi en la développant. On me dira que tout cela est contradictoire avec ce qu’est le capital, c’est bien pourquoi, je pense qu’il y a une crise de la production des biens matériels et culturels, du travail et de ses instruments de domination. Crise ne voulant pas dire pourrissement mais perte de stabilité et d’efficacité.
Cette réalité se retrouve dans des bouleversements de comportements : le mouvement d’émancipation des femmes face à la domination masculine, la perte de l’autorité paternelle, les rapports au sein du couple... participent de la même poussée de l’autonomisation des personnes. On peut bien sûr retrouver dans d’autres périodes historiques des éléments de ces mouvements. Mais qu’ils convergent en faisceaux poussant vers l’autonomie des personnes, modifiant dans ce sens les comportements et les représentations mentales est à relever quand on sait qu’historiquement, la culture politique, même démocratique, en Europe repose au contraire sur des rapports d’autorité, des sentiments d’appartenance impliquant un minimum de discipline grégaire.
La vie politique traditionnelle repose sur des rapports et des représentations largement emprunts de dépossession et de domination. La mobilisation collective des énergies ne laisse guère de place à la créativité de l’individu. On y retrouve les rapports inégalitaires sur lesquels repose le fonctionnement de la société : rapports de commandements qui ont présidé à une certaine efficacité et rapports de substitution : toute structure parle, agit voire pense à la place de celles et ceux qu’elle est chargée de représenter. Elles partent du principe que les détenteurs du savoir doivent guider le peuple jugé ignorant les conditions de son bonheur : c’est vrai des mouvements chrétiens et paternalistes, de la social-démocratie et de la culture bolchevique ou de ce qui en découlait qui considèrent ces mêmes exploités comme unilatéralement sous l’influence de l’idéologie bourgeoise. Or, problème : pour être créatif, l’individu ne peut le faire que dans le cadre d’un collectif.
Conjugué avec l’impuissance des politiques à résoudre les problèmes soulevés par le mouvement social, avec la faillite des grands récits collectifs du XX° siècle, l’immobilisme de la politique au regard des transformations des attentes conduit à reproduire une dissociation du social et du politique. Cette situation débouche sur une forte ambivalence. Le refus de la dépossession et de l’hétéronomie, la conceptualisation des règles en dehors de soi conduit aujourd’hui à une crise institutionnelle à peu près dans tous les pays d’Europe.
Je voudrais en prendre deux aspects en général trop souvent jugés unilatéralement et négativement : les manifestations de non-participation, d’abstentions pas uniquement devant une élection. Est-on absolument sûr qu’il n’y a strictement rien de positif dans les motivations de tels comportements ? N’y a-t-il pas non seulement une forme de protestation devant les choix offerts, mais une méfiance envers une conception du collectif qui dépossède et qui aliène, une aspiration à être davantage partenaire que représenté ? Je pense aussi à ce que l’on appelle « les actes d’incivilités ». Loin de moi d’en faire la forme aboutie de la contestation de l’ordre établi, mais pour autant, est-on sûr qu’au-delà de tout ce que l’on peut dire de juste sur la qualité des liens sociaux, qu’il n’y a pas là une demande de trouver sa place dans la société et que celle-ci n’y répond que par la soumission à un cadre coercitif ? Et que cette aspiration ne parvient pas à être formulée en termes politiques ?
Dans ces deux exemples, il y a des attentes nouvelles d’appropriation. Cela veut dire qu’il faut savoir saisir le paradoxe qui se cache dans le résultat désastreux des forces institutionnelles en 2002 en France et qui pourrait bien survenir en Allemagne. Le dépassement d’un fonctionnement hétéronome est posé face à chaque institution. Il y a donc un dépérissement de l’Etat qui n’est pas d’essence libérale mais peut se traduire par un transfert progressif de pouvoirs vers l’exercice de la citoyenneté. Et il ne s’agit ni d’une mode ni d’une dimension morale, la faillite du modèle bolchevique dépassant le cadre de la répression brutale.
Mais la tentation est grande alors soit de se passer de l’institutionnel soit de continuer à déposer à son guichet ses demandes. L’attente autogestionnaire est là, mais pour l’instant, elle n’inclut pas la totalité de la sphère du politique, quand elle ne la considère pas comme naturellement nocive, sauf à considérer que la démarche autogestionnaire se limite à l’élaboration d’objectifs mais n’inclut pas la sphère institutionnelle qui demeure vécue comme immuablement extérieure à ce processus. Il y a un risque réel de réduire la démarche autogestionnaire au petit et à l’immédiat et à renoncer à être un instrument de maîtrise de l’infiniment grand.
Cela dit, la caractéristique principale des mouvements porteurs d’une certaine dynamique se traduit par une recherche d’autonomie et par une manière elle-même de plus en plus autonome de l’exprimer. En trois décennies, nous sommes passés de mouvements caractérisés par la prédominance des appareils et un comportement à leur égard délégataire, à l’apparition durant les années quatre-vingt de coordinations dans un corps de métiers si syndiqué que le sont les cheminots, puis en 1995 l’assemblée générale est devenue le personnage principal, non plus en opposition au syndicat mais en utilisant ses capacités d’organisations, d’informations et de négociations. Le tout au détriment du « leader », de la confiance acquise une fois pour toute et par là même des coordinations du type 1995, dépassées par le rôle d’élaboration de l’assemblée générale.
La question a rebondi au printemps dernier à propos de la conduite du mouvement. Les acteurs du mouvement social trouvent des formes d’interventions qui les affranchissent de la tutelle d’organisation. C’est sur cette base que se re-légitime l’action militante. Le FSE auquel nous participons, sans l’idéaliser, en est un exemple. Ces mouvements ainsi conçus, ne se contentent ni de la protestation, ni de « faire pression » sur les gouvernements. Mais ils entendent de plus en plus faire jeu égal avec la sphère du politique. Incontestablement, il faut y voir la défiance à l’égard du politique. Mais n’y voir que cela, sans percevoir la recherche de ne plus limiter son champ de responsabilité, serait court.
En ce qui concerne le mouvement altermondialiste : la démocratie participative qui reste encore à mieux définir, apparaît comme le seul moyen d’intervenir dans un espace qui n’est pas couvert pas le suffrage universel. La mondialisation qui a été pendant des années un obstacle aux mobilisations s’est retourné en avantage : ceux qui luttent en ce domaine sont conduits à se passer de délégation à l’égard d’institutions qui n’existent pas.
Au fond, la question qui tenaille désormais chaque mouvement est celle du pouvoir : entendez tous les pouvoirs nécessaires à la maîtrise de son propre devenir. Ce qui, renvoie à une culture de ruptures évoquée par d’autres et à ce que les luttes malmènent le fonctionnement ordinaire des institutions quelles qu’elles soient et quel que soit leur degré de démocratisation, tant elles seront toujours en contradiction avec les avancées de l’initiative individuelle, ce qui implique de se changer soi-même et sa culture au fur et à mesure que l’on change le monde. Il ne s’agit pas simplement « d’aller du local au global », mais que depuis chaque « local » on conçoive le global et on se conçoive soi-même dans ce global. Ni le charisme ni le mode de l’incarnation, formes muettes de dépossessions ne peuvent se substituer à cet effort de production collective de connaissance.
Connaître chaque élément de la société ne garantit pas d’en comprendre le fonctionnement. Les organisations détentrices de ce type de pouvoir symbolique devraient être interpellées et revoir ce qu’elles sont afin de lever les blocages d’accès au politique qu’elles constituent même si c’est malgré elles. Il ne s’agit pas seulement de favoriser des expériences de démocratie participative mais d’en faire une stratégie de transformation de la société.