Genre et race : rien à voir - C Lemardelé
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Genre et race : rien à voir
16 DÉCEMBRE 2013 | PAR CHRISTOPHE LEMARDELÉ
Dans un récent entretien donné au Nouvel Observateur, Judith Butler, la philosophe américaine spécialiste du genre, fait une comparaison quelque peu hasardeuse entre cette notion et celle de race. Cette grande intellectuelle « déconstructionniste » ne semble pas avoir le recul scientifique pour apprécier cette notion désormais obsolète en Europe mais encore unanimement partagée de l’autre côté de l’Atlantique.
À la question « peut-on se libérer du genre », voilà ce que répondait Butler : Je n’ai jamais pensé qu’il fallait un monde sans genre, un monde post-genre, de même que je ne crois pas à un monde post-racial. En France, des élus de gauche ont demandé qu’on supprime le mot « race » de la Constitution. C’est absurde ! Cela revient à vouloir construire un monde sans histoire, sans formation culturelle, sans psyché…[1]
D’une part, on peut croire à un monde post-racial pour la bonne raison que ce monde est en train de se réaliser. L’histoire des hommes a consisté à peupler le monde puis à le découvrir, à le maîtriser, et maintenant à le « mondialiser ». S’il y a une histoire à enseigner, c’est celle-ci, une histoire qui évoque évidemment un temps de racisme dans cette maîtrise du monde par l’Occident. Non seulement tous les hommes ou presque sont en contact potentiel entre eux mais, en outre, ils se mêlent les uns aux autres de plus en plus. Si les discriminations subsisteront, elles relèveront bien plus d’une xénophobie toujours prompte à émerger que d’un réel racisme.
D’autre part, François Hollande eût été bien inspiré de faire en sorte que le mot « race » soit gommé de la Constitution. En effet, ainsi eût-il devancé les attaques grotesques mais infamantes dont a été victime la ministre de la justice. La xénophobie peut toujours reprendre le masque du racisme si on ne tourne pas en ridicule les « idées » racistes. En gommant le mot « race », on ne tombe pas dans le politiquement correct comme certains l’affirment, on prend seulement acte de l’inanité scientifique de cette notion.
La comparaison de Judith Butler entre genre et race est inappropriée car, à la différence du genre, la race ne repose sur aucune distinction de nature. En effet, si le genre, comme construction, suppose le sexe, en revanche, la race ne se détermine que par une origine géographique que l’on déduit, bien souvent avec une grande marge d’erreur, de l’apparence. Dans la « race », il n’y a en effet rien de physiologique comme pour le sexe, il n’y a que de la physionomie. Lilian Thuram fait bien d’aller expliquer aux enfants dans les écoles le rôle de la mélanine dans la « couleur » de la peau – comme on devrait expliquer toute sexualité, homo et hétéro pour le moins, par le fonctionnement, que l’on ne décide pas, du désir – car là réside probablement la grande ignorance qui génère la croyance raciale.
Depuis l’aube de l’humanité, les hommes s’adaptent à leur milieu naturel. Et cela se fait pour l’essentiel à leur insu, évidemment, lorsque cette adaptation s’inscrit dans leur patrimoine génétique. C’est pourquoi l’homme est un animal comme les autres par sa capacité d’adaptation pour survivre. Mais c’est aussi un être qui intensifie sa distinction par des traits culturels. C’est pourquoi nature et culture sont absolument indissociables dans un premier temps lorsque la rencontre de la différence visible se fait, la xénophobie s’appuyant sur le second terme tandis que le racisme s’est appuyé sur le premier. Il importe en tout cas d’inverser le rapport nature/culture car, sur une longue durée, l’évolution des hommes a été diverse et complexe. À ce sujet, citons cette conférence déjà ancienne de Lévi-Strauss :
Pendant tout le xixe siècle et la première moitié du xxe on s’est demandé si la race influençait la culture et de quelle façon. Après avoir constaté que le problème ainsi posé est insoluble, on s’aperçoit maintenant que les choses se passent dans l’autre sens. Ce sont les formes de culture qu’adoptent ici ou là les hommes, leurs façons de vivre passées et présentes, qui déterminent dans une large mesure le rythme et l’orientation de leur évolution biologique. Loin qu’il faille se demander si la culture est ou non fonction de la race, nous découvrons que la race – ou ce qu’on entend généralement par ce terme impropre – est une fonction parmi d’autres de la culture.[2]
Il apparaît donc que les nouvelles manières de vivre des hommes à l’échelle d’un continent, voire du monde, réorienteront totalement leur évolution biologique. Et cela se fera sur le court terme de l’adaptation culturelle comparé au long terme de l’adaptation naturelle. Le multiculturalisme tant honni par certains ne fera qu’accélérer le processus. Après s’être installés aux quatre coins du monde, dans des zones parfois si inhospitalières, les hommes, une fois ainsi différenciés, sont sur le point de revenir sur eux-mêmes, de se mélanger et de s’apparenter.
[1] « Mais qu’est-ce que la théorie du genre ? », Le Nouvel Observateur 2561 (5 décembre 2013), p. 125.
[2] Claude Lévi-Strauss, L’Anthropologue face aux problèmes du monde moderne, Paris, Le Seuil, 2011, p. 115.